Chronique de février 2013 Survivre, et puis vivre

Les études menées dans le champ de la thérapie familiale * (de la psycho-généalogie, en particulier), de la victimologie et de la psycho-traumatologie l’ont bien montré, les génocides provoquent des blessures psychologiques qui atteignent non seulement les survivants, mais également leurs descendants. La guérison de ces traumas d’un genre très particulier est un processus qui s’accomplit sur plusieurs générations !


Le génocide entraîne, chez le survivant, un type spécifique de blessure psychologique : le trauma global. Ce dernier s’attaque à toutes les dimensions de la vie. Il atteint en même temps l’individu lui-même, sa famille, son groupe et son peuple. C’est pourquoi, il peut être considéré comme le modèle de tous les psycho-traumas. Prototype dont l’étude est riche d’enseignements.

Un tel trauma ne semble se résorber qu’au terme de la quatrième, voire de la cinquième génération ! Ses effets peuvent donc être visibles jusque chez les arrière-petits-enfants du survivant. Lorsque tout se passe bien - c’est-à-dire, lorsque le traitement mental fonctionne correctement -, chaque génération répare un peu du trauma. Et, à chaque couche de l’oignon, l’individu retrouve un peu plus de sa capacité à vivre.

Dans ce cas de figure idéal, la première génération (celle qui a vécu le trauma en direct) est celle qui a fait usage de ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler - après Boris Cyrulnik - la résilience. Le processus par lequel la victime d’une agression majeure résiste au choc, rebondit sur le fracas et reprend, finalement, le cours de sa vie. En se coupant du trauma, en l’oubliant et en finissant par oublier jusqu’à… cet oubli !

Plus précisément, le processus de résilience s’accomplit en trois phases :
1. Phase de grandiosité : « Je dois être exceptionnel pour y avoir réchappé ! »
2. Phase de dépression : « En définitive, j’y ai sans doute réchappé par pure chance ! »
3. Phase « ordalique » : « Pour pouvoir m’autoriser à vivre, je vais mettre ma vie en danger, et essayer de survivre à cette prise de risque ! »… une « preuve par l’épreuve », porteuse d’une légitimité à exister.

La seconde génération est typiquement celle du silence : poursuivre la vie, en censurant le trauma.

La troisième et la quatrième génération sont, toutes deux, celles de la parole et de la reliance : vivre en se rassemblant et en parlant, ensemble, du trauma.

Ceci est le modèle le plus favorable. Malheureusement, le trauma n’est pas toujours aussi bien traité par l’appareil mental des sujets concernés, ou bien les ressources de l’entourage s’avèrent trop ténues. Dans ce cas, une pathologie du trauma voit le jour. En ce qui concerne la première génération, il est généralement question d’un sentiment de culpabilité, persécuteur et totalement irrationnel. Culpabilité dite « du survivant ». Culpabilité d’avoir survécu au massacre : « Pourquoi suis-je resté vivant, moi, et pas lui ? ». Culpabilité d’avoir pu être caché. Culpabilité de n’avoir rien vécu du tout (par la grâce d’une immigration bien inspirée dans un pays lointain, par exemple). Culpabilité d’être capable, tout simplement, de vivre, et, surtout, d’éprouver du plaisir, d’être heureux. « Survivre est une chose. Etre capable de vivre à nouveau en est une autre », aime à répéter Siegi Hirsch, le doyen des thérapeutes familiaux de Belgique ; rescapé, lui-même, du camp d’extermination d’Auschwitz.

Sentiment de culpabilité ressenti… et puis transmis ! La psychopathologie trans-générationnelle consécutive - parfaitement aspécifique quant aux symptômes (avec, toutefois, la récurrence d’une incapacité à aimer) - peut s’exprimer, de la sorte, jusqu’à la quatrième génération, par transmission du mythe familial de culpabilité.

Dans ce contexte de culpabilité transmise, le lien à l’autre ne peut s’exprimer que par la souffrance. Les parents délivrent à leurs enfants le message suivant : la vie n’est que souffrance et mort. Il n’y a point de joie possible, dès lors que quelqu’un manque à la fête. De sorte que les générations successives seront prises au piège de ce mythe mortifère. D’ailleurs, les descendants n’arriveront bien souvent à se libérer qu’au travers d’un travail psychologique (groupes de parole, psychothérapie, etc.).

En thérapie systémique, le traitement du trauma s’accomplit, schématiquement, en trois temps.
Le premier temps est celui de la reconnaissance : avant tout, il s’agit de ratifier le récit du traumatisé.
Le second est celui de la remythification (ou greffe mythique) - comme dit Robert Neuburger - : remplacer la transmission de la culpabilité par celle d’un autre trait identitaire familial, davantage porteur (par exemple : la beauté physique, la sagacité, une valeur humaniste, etc.).
Le dernier temps est celui de la prescription de rituels (rituels de deuil, notamment), lesquels vont pouvoir se substituer aux rituels pathologiques.
Notons que, ainsi que dans tout modèle fonctionnaliste des troubles mentaux, l’angle thérapeutique choisi est celui de la substitution (remplacer un comportement problématique par un autre, moins problématique).

Pour comprendre, puis traiter, les traumas, l’approche systémique semble mieux convenir que l’approche analytique. En effet, l’analyse s’adresse en priorité au névrosé : une personne qui se plaint de recevoir régulièrement des pierres sur la tête… qu’elle lance, en réalité, elle-même en l’air (à son insu, bien évidemment) ! Cette personne paie dés lors un analyste pour ne pas la croire, ce qui l’aidera à sortir de la douloureuse répétition. A l’inverse, une énorme tuile est vraiment tombée sur la tête du traumatisé ! Par conséquent, ce dernier demande au thérapeute de le croire sur parole. Ce afin de l’aider à reprendre le cours de sa vie ; à dépasser le mode survie ; à cicatriser ses plaies, une fois pour toutes.

Par surcroît, les traumatismes remontent parfois si loin, tant dans l’histoire personnelle que dans celle de la famille, que l’information nécessaire au thérapeute peut être totalement extérieure au patient. L’approche systémique permettra alors au thérapeute de récolter cette information chez les autres membres de la famille. Une raison supplémentaire de privilégier ce type de thérapie.

* On retrouvera l’essentiel des idées développées ici dans l’ouvrage de Robert Neuburger, Les familles qui ont la tête à l’envers, Odile Jacob, 2005.


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