Chronique de décembre 2015 Rien à jeter Quelques réflexions sur les objets (deuxième partie)

Accumuler répond, avant toute chose, à une pulsion identitaire.


L’incapacité de jeter (« syllogomanie » dans le jargon des psychopathologues, « trash syndrome  » dans la langue de Shakespeare) — tout comme la peur de manquer — participe de l’angoisse d’incomplétude, consubstantielle à la vie humaine. L’homme est incomplet, par nature ; fondamentalement « castré », selon l’expression de Jaques Lacan, le célèbre psychanalyste français !

Et il se trouve que les objets ont pour vocation de compenser ce manque, combler cette béance. Ce sont des substituts (et pas uniquement phalliques), des prothèses du Moi. Dans le fond, les objets font office de miroirs dans lesquels nous pouvons nous regarder… et nous reconnaitre. Voilà pourquoi l’adage : « Dis-moi les objets que tu possèdes, je te dirai qui tu es » est tout à fait juste. Les choses nous permettent de nous sentir un petit peu plus complets, un petit peu plus nous-mêmes. Se défaire des objets revient, donc, à se séparer d’une partie de soi, à s’amputer, à prendre le risque de se « déspécifier »… ce dont sera capable la personne qui, à un instant t de son cycle de vie, n’est plus en train de se débatte avec la question identitaire. Alors que, à l’inverse, accumuler est une défense contre l’angoisse identitaire… laquelle est toujours, in fine, angoisse de mort.

Par surcroît, puisque nous rentrons en contact avec les objets à des moments précis de notre existence, leur présence dans notre espace de vie se charge d’écrire notre histoire, sous nos yeux, et aux yeux de tous. Les objets constituent une mémoire matérielle, une autobiographie à livre ouvert. Ils narrent, en permanence, notre récit de vie. Ils ne cessent de nous renvoyer à notre intimité. Un objet, c’est comme une odeur ou un air de musique : un formidable vecteur de souvenirs. Puisque chaque objet est associé à un moment précis du passé — moment dont il est devenu, en quelque sorte, le résidu — chaque objet a potentiellement valeur de relique. Le moment ne sera jamais plus, mais l’objet restera, lui, à discrétion. Parvenir à se défaire de l’objet consiste, dans cette optique, à passer une étape significative dans son processus de deuil. L’objet-relique ôté, il n’y aura plus, désormais, que le souvenir — privé de son support physique — pour être porteur de nostalgie. C’est l’accomplissement de l’introjection : l’incorporation (au sens propre) de ce à quoi il faut renoncer.

Ainsi donc, se séparer d’un objet signifie, tout à la fois, se priver d’un miroir, prendre le risque de se « désidentifier », se passer d’un repère narratif, se défaire d’une relique, se préparer à mettre à l’intérieur de soi ce à quoi il faut renoncer… et accepter, ce faisant, d’aller de l’avant dans son processus de deuil… alors que, à l’inverse, accumuler traduit toujours une certaine difficulté à accomplir le travail de deuil.


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