Chronique d’octobre 2017 Rosalind Cartwright et Léon d’Hervey de Saint-Denys Rêve lucide (partie 4)

Du bon usage du rêve lucide…


Rosalind Cartwright, psychologue et somnologue canadienne dont le nom est étroitement associé à l’étude du rêve lucide, utilise ce dernier à des fins thérapeutiques. Entre autres choses, elle apprend à ses patients à atteindre le second niveau de lucidité : modifier (rewriter) le scénario onirique afin d’orienter icelui dans une direction plus favorable. Bien entendu, la technique est particulièrement indiquée pour traiter les cauchemars récurrents — surtout lorsque l’origine de ceux-ci est traumatique (à condition de se produire en REM, bien entendu, et non en sommeil léger) —, lesquels « persécutent » les dormeurs et finissent par induire, chez eux, de véritables phobies du sommeil. Mais, à vrai dire, cette technique gagnerait à trouver sa place dans la boîte à outils de tout type de psychothérapeute… ce afin d’être utilisée avec tout type de patient, y compris ceux n’alléguant aucune plainte d’ordre onirique et/ou hypnique ! Car s’il est vrai que nous prenons nos rêves pour la réalité, alors autant infléchir le cours de ceux-ci dans une direction qui nous agrée… notre réalité ne pourra s’en trouver qu’améliorée.

Par ailleurs, les meilleurs comptes-rendus de rêves lucides sont certainement l’œuvre d’un sinologue français du XIXe siècle : le marquis Léon d’Hervey de Saint-Denys, écrivain de grand talent, et dessinateur hors pair. En se fondant sur sa propre expérience (et mésestimant, ce faisant, l’étendue de son don), l’enthousiaste marquis était persuadé que le simple usage d’un carnet de rêves était à même de métamorphoser tout quidam en rêveur lucide de premier plan. De ses 14 ans à ses 45 ans — âge auquel il fit publier l’ouvrage qui allait le faire passer à la postérité (Les Rêves et les moyens de les diriger, Observations pratiques, 1867) —, il tint un journal de rêves — sous la forme de « narrations illustrées » (véritables petits story-boards) —, dont la plupart étaient lucides (c’est lui qui baptisa, de la sorte, ces rêves « étrangement conscients »). Il y consigna, dans pas moins de 22 cahiers, le matériel onirique (et les analyses qui s’y rapportent) récolté à l’issue de près de 2000 nuits !

Dans les prolégomènes, et de sa plus belle plume, le marquis explique comment les rêves lucides se sont progressivement imposés à lui : « Je voyais se développer chez moi, sous l’influence de l’habitude (celle de se souvenir de ses rêves et de les dessiner dans son album), une faculté à laquelle j’ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d’avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable [premier niveau de lucidité], de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d’empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu’il me convenait de leur imprimer [deuxième niveau de lucidité]. » Comme il le précise dans son Résumé-Conclusion, il s’agissait de « soumettre son imagination à sa volonté ».

À titre d’exemple, voici l’un de ces rêves, décrit comme « dirigé par la volonté » : « Je rêve que j’ai découvert de grands secrets magiques par le moyen desquels je puis évoquer les ombres des morts, et aussi transformer les hommes et les choses selon le caprice de ma volonté. Je fais d’abord surgir devant moi deux personnes qui ont cessé d’exister depuis plusieurs années, et dont les images fidèles m’apparaissent néanmoins avec la plus parfaite lucidité. Je souhaite de voir un ami absent ; je l’aperçois aussitôt, couché et endormi sur un canapé. Je change un vase de porcelaine en une fontaine de cristal de roche, à laquelle je demande une boisson fraiche qui s’échappe à l’instant d’un robinet d’or. J’avais perdu depuis plusieurs années une bague que je regrettais beaucoup. Le souvenir m’en vient à l’esprit. Je désire la retrouver ; j’émets ce vœu, en fixant les yeux sur un petit charbon que je ramasse dans le foyer, et la bague est aussitôt entre mes doigts. Le rêve continue ainsi jusqu’au moment où l’une des apparitions que j’avais provoquées me charme et me captive assez pour me faire oublier mon rôle de magicien, et pour me jeter dans une nouvelle série d’illusions plus réalistes. À mon réveil, je suis frappé par cette idée que ma volonté seule avait successivement évoqué toutes ces images. Il est vrai que je n’avais pas eu le sentiment d’être le jouet d’un songe ; mais je n’en avais pas moins rêvé exactement ce que j’avais voulu. »

Ou encore, cet autre, plus court, taxé de « dirigé par le désir » : « Je me crois dans une rue déserte. Je vois une femme assaillie par deux assassins masqués. Je n’ai rien pour la défendre. Je pense à un long yatagan [sabre turc à la lame courbe] qui orne la cheminée de mon cabinet de travail. Que ne l’ai-je sous la main ! À peine ce vœu est-il intérieurement formé que je me retrouve armé de cette terrible lame, dont je fais l’usage le plus heureux. Par cela même que ma pensée s’est arrêtée fortement sur cet objet, l’image s’en est aussitôt montrée, et cela s’est effectué si naturellement que je n’ai reconnu ce qui s’était passé dans mon esprit qu’après m’être éveillé. »

Et enfin, « sous l’emprise du désir », toujours : « Je rêve que je suis dans une chambre spacieuse et très richement décorée en style oriental. Vis-à-vis d’un divan, où je me suis assis, se trouve une grande porte fermée par des rideaux de soie brochée. Je pense que ces rideaux doivent me cacher quelque surprise, et qu’il serait bien gracieux qu’ils se soulevassent pour laisser voir de belles odalisques. — Aussitôt les rideaux s’écartent, et la vision que j’ai souhaitée est devant moi. »

À la lecture de ces quelques récits, nous pouvons remarquer que le marquis use surtout de la lucidité afin d’orienter le scénario vers des contenus appétitifs (ce qui correspond à la poursuite d’un état de mieux-être) et non dans le but d’écarter des contenus aversifs (ce qui répondrait à la restauration d’un état de bien-être)… l’épisode du yatagan faisant exception. Nous avons vu, pourtant, que la lucidité était classiquement déclenchée par l’immixtion d’un élément particulièrement aversif dans le scénario onirique ! L’heureux homme n’avait probablement que très peu de mauvais rêves à déplorer, et de cauchemars encore moins… le résultat d’un auto-conditionnement lié à l’usage intensif du rêve lucide ?


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