Chronique de novembre 2014 Approche humaniste de l’insomnie (partie 2) aspects conjoncturels

Le mois passé, nous avons envisagé l’insomnie sous son angle structurel. Place, à présent, à la dimension culturelle, sociétale et historique de l’insomnie.


À la fin du XIXe siècle, via l’invention de l’ampoule à incandescence, Thomas Edison fait brutalement entrer l’humanité dans la civilisation de la lumière artificielle. Ce qui a pour effet de perturber les deux moteurs du sommeil : le moteur homéostatique (l’équilibre dynamique veille/sommeil) et le moteur circadien (l’horloge biologique veille/sommeil).

Jusqu’avant la Révolution industrielle (dans la seconde moitié du XIXe siècle), on se couchait dès la nuit tombée, on dormait en deux gros blocs de sommeil séparés, l’un de l’autre, par une interruption de plusieurs heures (d’où la notion de « souper »), et l’on restait, ce faisant – le tout dans le tout –, près de quatorze heures au lit ! Au début du XXe siècle, le temps de sommeil moyen était encore de dix heures.

L’ampoule électrique a permis à l’homme de vivre toute la journée à l’intérieur, ce qui n’a pas manqué d’avoir un très grand impact sur ses rythmes biologiques. L’absence de lumière naturelle la journée, jumelée à l’usage de la lumière artificielle le soir et la nuit, a provoqué une curieuse évolution : le sommeil est devenu le principal entraîneur de l’horloge biologique, et non l’inverse, car le seul moment où l’homme ne reçoit plus de lumière, c’est, désormais, lorsqu’il ferme les yeux !

Un « Jetlag social » s’est même développé chez nombre d’adolescents et de jeunes adultes. Ces derniers passent souvent, pour ainsi dire, « le WE à NY et la semaine à Bruxelles » ! : six heures de décalage, en moyenne, consécutives aux sorties nocturnes du WE, ce qui engendre un syndrome de retard de phase de sommeil (insomnie d’initiation) et une privation chronique de sommeil.

Et ce n’est pas tout. Depuis le milieu des années 1990, nous sommes rentrés dans l’ère de la lumière bleue, celle délivrée par les LED (Diodes électroluminescentes). Celles-ci équipent tous nos écrans (TV, ordinateurs, tablettes, smartphones…) et, de plus en plus, la lumière d’éclairage. La lumière bleue inhibe très spécifiquement la sécrétion de mélatonine (« la clé qui ouvre la porte du sommeil »), par la glande pinéale, durant la nuit. Sa longueur d’onde est de 468 nanomètres (contre 555, pour la lumière jaune), ce qui lui confère le pouvoir d’inhiber la sécrétion à de très faibles intensités lumineuses. L’usage vespéral et nocturne des écrans, ainsi que la simple utilisation des éclairages à LED, occasionne de plus en plus souvent de l’insomnie d’endormissement.

Dans un tout autre registre, relevons ce fait assez cocasse : d’un point de vue historico-sociologique, il n’est pas tout à fait impossible que l’insomnie soit une invention belge ! En effet, c’est chez nous qu’est née la civilisation du travail en continu. Et c’est l’essor du commerce international, à flux tendu (24 heures sur 24), qui est à l’origine de l’émergence de l’insomnie en tant que problème de santé publique (la mondialisation n’est en rien une invention contemporaine !) Ce phénomène prit naissance — au XVIIe siècle — dans les Pays-Bas méridionaux (Pays-Bas espagnols, Belgica Regia)… avec, en son cœur, l’actuelle petite Belgique… Plus sérieusement, le modèle capitaliste tend à transformer l’homme en une machine à produire et à consommer, de manière ininterrompue. De ce point de vue, dormir fait figure de rébellion, puisque s’adonner au sommeil revient à tourner le dos à la productivité, ainsi qu’à la consommation à tout crin ! Dès le XVIIe siècle, des philosophes – tels Descartes, Hume ou Locke – se mettent, d’ailleurs, à dévaloriser le sommeil, lequel détourne de la double mission divine : se montrer industrieux et rationnel. Un peu plus tard, Karl Marx définira, pour sa part, le sommeil — dans Le Capital — comme « la dernière des barrières naturelles faisant obstacle à la pleine réalisation du capitalisme » !

En outre, après le boulot — entre le métro et le dodo —, est apparu un sas de décompression (en ce compris, aujourd’hui, l’usage tous azimuts des écrans). La civilisation des loisirs est née dans les années 1950, et ne fait que se développer, depuis. Elle participe grandement à l’augmentation constante de la privation volontaire de sommeil, ainsi qu’à la généralisation de l’insomnie liée au retard de phase de sommeil. Par ailleurs, internet (ainsi que tous les autres moyens modernes de connexion) a enfanté un nouvel être, un homme qui ne se déconnecte plus jamais, qui brouille allègrement les frontières entre loisir et travail, sphère privée et professionnelle, période de veille et de repos : l’homo connecticus !

Notre époque postmoderne est également marquée par l’avènement de la civilisation de la performance et de l’immédiateté. Et le sommeil, malheureusement, n’échappe pas à cette double exigence. Il s’agit de dormir de manière performante (pour pouvoir fonctionner de manière performante le lendemain), et ce, séance tenante (observer son partenaire de lit s’endormir le premier est souvent vécu comme un échec !)

Partant, le sommeil est devenu un objet sur lequel tente de s’exercer la volonté : l’individu s’efforce de bien dormir (à coup de pensées ad hoc, de techniques non pharmacologiques diverses, de médicaments hypnotiques innombrables, de rituels… voire d’autoreproches !) Ce qui le conduit, bien sûr, à une situation paradoxale, puisque le sommeil — tout comme la faim, la soif, le rire, l’appétit sexuel, le sentiment amoureux, l’amour, etc. — est un comportement strictement spontané : nous sommes pris par le sommeil (ou pas), le sommeil vient (ou pas)… L’être humain n’est pas en mesure de bien dormir sur commande. Tenter d’obtenir, par la volonté, un comportement par nature spontané, rend l’obtention de ce comportement impossible, tout simplement ! Et ceci creuse le lit de l’insomnie dite « psychophysiologique », ou encore « de conditionnement ». Laquelle se traite par le contre-paradoxe thérapeutique (dite encore « l’intention paradoxale »), autrement dit : prescrire l’insomnie !

Notre société postmoderne nous a également précipités dans la civilisation du corps comme propriété de l’individu. Une autre caractéristique de notre époque, en effet, est notre volonté de posséder notre corps. Le corps n’est plus prêté (le temps d’une vie). Il n’appartient plus à Dieu, ou à la nature. Il n’est plus considéré comme un objet sacré. Le locataire est devenu propriétaire, triomphe de l’immanence sur la transcendance !

Ce virage idéologique (dont Léonard de Vinci fut, avec ses planches anatomiques, l’un des plus illustres précurseurs), ce paradigme nouveau, est au cœur de certains développements technologiques et/ou éthiques récents, tels que la contraception, l’avortement, la PMA, l’euthanasie, le génie génétique (clonage, etc.), le don d’organes, le marquage du corps (tatouage, piercing, stretching, morphing…), la chirurgie esthétique, le changement de sexe, etc.

Et si ce corps nous appartient vraiment, il se doit, bien évidemment, de nous obéir, au doigt et à l’œil ; il doit être sous notre contrôle total ; il ne doit plus faire aucun mystère… et l’insomnie psychophysiologique de revenir au galop.

Notre société postmoderne, enfin, a vu apparaître la civilisation de l’individu en tant que sa propre mesure.

Notre temps se caractérise également, en effet, par une disparition des points de repère extérieurs : plus de dieu, plus de roi, plus de père ! Il est loin le temps ou le jeune Grec était invité à « théoriser le monde, c’est-à-dire, trouver sa juste place dans un monde où chaque place a été déterminée par dieu.

Déliquescence des groupes d’appartenance, aussi (familles d’origine, cercles professionnels, politiques, religieux, sportifs, etc.). Beaucoup plus d’individualisme, donc, avec, comme corollaire, la charge — parfois insupportable —, de se débrouiller tout seul.

Au-delà d’un vécu de déréliction insupportable, l’auto-mesure implique, dès lors, la sur-responsabilisation de l’individu. Si je ne parviens pas à dormir, c’est certainement de ma faute… et c’est à moi, par conséquent, de trouver la solution. Désir de contrôle, refus du mystère… et l’insomnie psychophysiologique de re-revenir au galop !


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