Pour la sieste au travail

Roland Pec


« Monsieur Pec, je dois vous faire une confidence... La scène se déroule le plus souvent en début d’après-midi, peu après le lunch. A ce moment-là, je quitte discrètement mon bureau pour me rendre aux toilettes du premier étage, là où on ne me connaît pas trop. Je rentre alors comme une petite souris dans un des cabinets, verrouille la porte avec soin et rabaisse le couvercle sur la lunette. Puis je m’assieds sur le carrelage, dur et froid, je prends mes genoux entre mes mains et je m’endors sur le champ, la tête contre la cuvette. Je me réveille en général une vingtaine de minutes plus tard, de manière spontanée, bien rafraîchi, mais bien ankylosé aussi. Il me reste alors à regagner mon bureau en catimini… Et à subir, de la part de mes collègues, d’éventuelles moqueries, d’ordre scatologique... »

Combien de fois n’ai-je pas entendu pareil récit à ma consultation des troubles du sommeil ? Au détour d’un tel témoignage, on peut mesurer à quel point la sieste au travail est frappée du sceau de la culpabilité, du secret et de l’hypocrisie. On devine également la représentation sociale sous-jacente : la sieste au travail est une conduite honteuse, signe de démotivation ou de fainéantise et, plus important que tout, synonyme de non productivité ! Cette représentation n’est rien d’autre, à mes yeux, qu’un mythe complet. Le témoignage rapporté démontre du reste, à lui seul, à quel point la sieste procède d’un besoin impérieux, et à quel point elle restaure la vigilance avec efficacité et rapidité. Or qui dit vigilance dit performance… Il est par ailleurs intéressant de constater que ce mythe est loin d’être universel. Tout près de nous, le président Bill Clinton, modèle du travailleur acharné, est connu pour n’avoir jamais dérogé à la règle de la sieste quotidienne, et ce tout au long de son double mandat à la tête des Etats-Unis. Dans une culture plus orientale, les entreprises japonaises, archétypes de productivité, ont aménagé depuis longtemps des dortoirs, pour permettre à leurs employés de siester en toute tranquillité - et en toute officialité. La condamnation de la sieste au travail est, selon moi, une émanation de la morale judéo-chrétienne. Elle repose sur des valeurs ayant trait au mérite, à l’effort et à la souffrance.

Quelles sont les bases physiologiques de la sieste ? Il existe au moins trois déterminants. Le premier déterminant est la somnolence postprandiale, autrement dit celle qui apparaît après les repas. Le processus de digestion consomme en effet beaucoup d’énergie et peut ainsi entraîner de sacrés coups de pompe. Le second déterminant est l’horloge biologique qui régule l’alternance veille – sommeil au cours des 24 heures. Cette horloge, dite circadienne puisque son cycle est plus ou moins d’un jour, est sise au centre du cerveau dans la glande hypothalamus. Chez l’être humain, cette horloge détermine deux creux de vigilance : un premier entre 3 et 5 heures du matin et un second entre 14 et 16 heures. Indépendamment, bien sûr, de la prise des repas. A ces deux déterminants s’ajoute enfin un troisième : le poids de la génétique sur les rythmes circadiens. De la même manière qu’il existe des couche-tard et des lève-tôt, des petits et des gros dormeurs, il existe également des dormeurs monophasiques et biphasiques. Ces derniers sont génétiquement programmés pour avoir un grand bloc de sommeil la nuit et un petit bloc en début d’après-midi. Contrarier de tels rythmes internes revient à contrarier un gaucher ! A ces déterminations digestives et chronobiologiques, on peut encore ajouter des facteurs de circonstance : un déficit en sommeil nocturne, un climat chaud et humide, etc.

De nombreuses études prouvent l’efficacité des petites siestes sur la vigilance et la performance. A ce propos, rappelons-nous l’anecdote de Napoléon sur le champ de bataille. Afin de pouvoir rester éveillé plusieurs journées consécutives, il faisait des micro-siestes, debout, une coupe de champagne à la main : le sommeil durait le temps de la chute de la coupe ! Aujourd’hui, ce sont les grands sportifs en solitaires qui nous épatent. Navigateurs, deltaplanistes,… tous ont été obligés de développer scientifiquement des techniques opératoires de siestes, pour pouvoir être performants pendant de très longues périodes. Le sommeil polyphasique consiste, par exemple, à s’autoriser un noyau de sommeil de 3 heures, et d’ajouter à cela une sieste de 20 minutes toutes les 90 minutes : chaque sieste apporte ainsi 50 % de récupération. Le sommeil flash, une autre technique, consiste à faire des micro-siestes d’1 minute toutes les 15 minutes : après 3 heures (donc après 12 minutes de sommeil effectif) la récupération est de 80 % ! L’application de ces techniques sophistiquées demande évidemment un long entraînement. Mais rassurez-vous ! La petite sieste quotidienne de 20 minutes, à portée de tous, est déjà très rafraîchissante.

Résolument pour la sieste au travail, donc. Dans des locaux prévus à cet effet, et sous le regard bienveillant des collègues et des supérieurs. Sans peur et sans reproche. Mais sans obligation non plus. « L’éloge de la sieste » ne doit évidemment pas se transformer en dictature de la sieste ! L’essentiel est que chacun puisse respecter ses rythmes biologiques, en faisant fi de la normalisation sociale. Pour le bien du travailleur… comme pour celui de la rentabilité de l’entreprise.

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