Chronique de mars 2011 L’expérience du siècle

Stanley Milgram est un psychosociologue new-yorkais qui a entrepris en 1960, à l’université de Yale (ville de New Haven, état du Connecticut), ce qu’on peut appeler l’expérience du siècle ! Sous couvert d’une recherche sur la mémoire, il s’agissait en réalité d’étudier les mécanismes de la soumission à l’autorité.


Jeune diplômé, Milgram avait rencontré Allport, puis était devenu l’assistant de Asch, deux célèbres psychosociologues connus pour leur travail sur le conformisme (soumission au groupe). Sa thèse de doctorat porta d’ailleurs sur les « Niveaux de conformisme en France et en Norvège ».

A 27 ans, il se met à s’intéresser à une autre forme de soumission : l’obéissance - la soumission à l’autorité. Le point de départ, pour ce chercheur juif, était de tenter d’expliquer l’ahurissante obéissance dont avaient fait preuve ceux qui participèrent aux génocides et massacres commis lors de la seconde guerre mondiale. Il voulait comprendre l’autorité du point de vue de celui qui s’y soumet. Et en particulier lorsque l’ordre contredit les principes moraux de cette personne : ce qu’on appelle une situation de dissonance cognitive.

Les expériences furent menées de 1960 à 1974.
La mise en scène était la suivante. Il s’agissait - soi-disant - de mémoriser des paires de mots. L’élève-victime (un acteur, ayant pour consigne de se tromper 3 fois sur 4) était installé sur une chaise électrique. Le moniteur-bourreau (le sujet expérimental) était placé devant une console générant des chocs électriques (factices, bien-entendu), l’expérimentateur (Milgram ou un assistant) se tenant à ses côtés.
Jusqu’à quel point peut-on obéir à l’ordre de faire du mal à une victime innocente et inconnue ? Jusqu’où l’autorité peut-elle supplanter la conscience morale ?
C’est précisément ce que l’expérience allait révéler.

Le moniteur recevait l’ordre d’envoyer un choc électrique pour toute erreur commise, en montant d’un cran à chaque fois (cran de 15 volts, le maximum étant de 450 volts). A 150 volts, l’acteur lançait : « laissez-moi partir ! » ; à 200 volts, il déclarait être cardiaque ; à 270 volts, il poussait un cri d’agonie ; à partir de 330 volts, il ne répondait plus…

Le moniteur allait-il s’arrêter avant les 450 volts ?
Toute la question était là.
Selon les prédictions - unanimes - des 39 éminents psychiatres consultés dans la région, pas un seul sujet n’allait aller jusqu’au bout. En réalité, dans la condition « standard » (le moniteur entend l’élève, sans le voir), les 450 volts furent atteints par 63 % des sujets !!
Les psychiatres avaient été aveuglés par le mythe du libre arbitre dans une situation d’autorité…

Milgram a en outre dégagé les instruments de l’autorité.
Du côté de l’élève, il s’agit principalement de l’escalade dans l’engagement : arrêter avant la fin, c’était admettre que ce fut une erreur de commencer !
Du côté du moniteur, on trouve d’abord la légitimisation du pouvoir - par la réification (chosification à l’aide de petites phrases comme : « l’expérience exige que vous continuiez » ou bien « c’est écrit ») et par la mise en scène (l’installation d’un décorum, l’impact de la blouse blanche…). On trouve ensuite la déresponsabilisation - à l’aide de phrases comme : « continuez, je prends tout la responsabilité sur mes épaules ! » ou « c’est pour la science » (attribution de sens), ou encore « c’est à cause de l’élève » (rejet de la faute sur la victime). Enfin, last but not least, on trouve la parcellisation des tâches et l’épaississement de l’interface technique. Ainsi, les fours crématoires « Topf » furent vendus jusqu’en 1975, sans que personne ne juge utile de changer leur nom !

L’expérience fut par la suite menée dans d’autres pays.
L’Allemagne détient - avec le Japon - la palme (85 % d’obéissance) ! Et c’est en Espagne qu’on obéit le moins (50%).
L’obéissance est donc essentiellement un fait universel - profondément humain - tout en étant partiellement un fait culturel.

Selon la thèse de Milgram, les bourreaux de la seconde guerre mondiale n’étaient donc pas particulièrement dotés d’une nature de tortionnaire. C’était simplement des personnes très obéissantes !

De quoi se poser de sérieuses questions quant à notre propre conduite…


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