Chronique de mars 2016 Éloge de l’achat Quelques réflexions sur les objets (dernière partie)

Depuis plusieurs décennies, nous subissons le poids d’une doctrine anti-mercantiliste. À savoir : nous achetons trop, nous sommes aliénés par le Grand Capital, nous préférons les objets aux gens, nous cherchons à avoir plutôt qu’à être (voire même à avoir pour être). Bref, l’Occidental postmoderne est devenu un épouvantable matérialiste au cœur froid !


Deux illustrations, parmi tant d’autres, glanées dans le domaine — hautement significatif, à mes yeux — de la chanson populaire : Foule Sentimentale (Alain Souchon, 1993) et Les Choses (J.-J. Goldman, 2001).

Foule Sentimentale

Oh la la la vie en rose

Le rose qu’on nous propose

D’avoir les quantités d’choses

Qui donnent envie d’autre chose

Aïe, on nous fait croire

Que le bonheur c’est d’avoir

De l’avoir plein nos armoires

Dérisions de nous dérisoires car

Foule sentimentale

On a soif d’idéal

Attirée par les étoiles, les voiles

Que des choses pas commerciales

Foule sentimentale

Il faut voir comme on nous parle

Comme on nous parle

Il se dégage

De ces cartons d’emballage

Des gens lavés, hors d’usage

Et tristes et sans aucun avantage

On nous inflige

Des désirs qui nous affligent

On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né

Pour des cons alors qu’on est

Des

Foule sentimentale

Les Choses

Si j’avais si j’avais ça

Je serais ceci je serais cela

Sans chose je n’existe pas

Les regards glissent sur moi

Le bonheur est possession

Les supermarchés mes temples à moi

Dans mes uniformes, rien que des marques identifiées

Les choses me donnent une identité

Je prie les choses et les choses m’ont pris

Elles me posent, elles me donnent un prix

Je prie les choses, elles comblent ma vie

C’est plus ’je pense’ mais ’j’ai’ donc je suis

J’achète pour être, je suis

Quelqu’un dans cette voiture

Un tatouage, un piercing, un bijou

Je veux l’image, l’image et c’est tout

Le bon ’langage’ les idées ’qu’il faut’

C’est tout ce que je vaux

Autre exemple, plus littéraire, et nettement en avance : Les choses (Georges Perec, 1965).

Le propos, ici, est de chercher à ébranler cette doxa : jusqu’où est-il possible, en effet, de faire l’apologie de l’objet, de l’achat, de la possession, de l’abondance, voire même de l’encombrement ?

Quitte à recourir à l’argument d’autorité, autant se la choisir prestigieuse (cette autorité). C’est pourquoi je prendrai appui sur le grand Voltaire, auteur du célèbre oxymore : « Le superflu, chose très nécessaire » (extrait de Le mondain, poème publié en 1736). Pour le brillant philosophe des Lumières, l’homme a donc besoin de ce dont il est censé pouvoir se passer ! Autrement dit, le superfétatoire lui est fondamentalement utile ! La possession : chose nécessaire ; le luxe : chose nécessaire ; le trop-plein : chose nécessaire ; le gaspillage, même : chose nécessaire… et l’art, bien sûr : chose très nécessaire.

C’est que l’être humain n’est pas qu’une rationalité sur pattes. Le fonctionnel n’est pas son unique horizon. À côté du réel (et de sa factualité), existent aussi (et surtout) l’imaginaire et le symbolique. Et il se fait que les objets s’inscrivent dans ces trois dimensions à la fois. Même les objets foncièrement fonctionnels ne sont pas que fonctionnels : ils sont, en même temps, porteurs de symboles et de fantasmes ; ils servent, par-delà leur office, à susciter des émotions, donner du plaisir, renforcer l’identité, diminuer le vécu d’incomplétude, accroître le sentiment d’exister… que des choses très humaines. C’est la raison d’être, d’ailleurs, des arts-décoratifs et du design.

Dans le fond, acquérir et posséder répond aux deux pulsions de base décrites par la psychanalyse. À savoir, tendre vers plus de jouissance (pulsion sexuelle [l’objet, contrairement au sujet, n’existe qu’afin de me procurer davantage de plaisir]), et vers plus d’identité (pulsion du moi [par le biais de l’appartenance au groupe de pairs : « je sais qui je suis, car je possède les mêmes choses que mes pairs », et, d’ailleurs : « pour être tout-à-fait sûr que mes pairs sont au courant, je mets lesdites choses sur mon corps, bien en évidence : vêtements, bijoux, « tatouages », piercings, signes religieux, écouteurs, etc. », ainsi que par le biais du sentiment de complétude que me procure l’objet : « cet objet vient combler un manque »]).

Et qui dit pulsion, dit désir.

Les Orientaux baignent dans une culture qui, dès le plus jeune âge, prône la méfiance à l’égard du désir (source de souffrance, puisque le réel ne peut jamais rivaliser avec l’imaginaire) : c’est l’influence du bouddhisme. Ainsi donc, l’Oriental a comme idéal d’emprunter — à l’image de Siddharta Gautama, le Bouddha historique — la « voie du milieu » (le « noble chemin octuple », comme indiqué dans la « quatrième noble vérité »), entre ascèse et jouissance débridée. Chemin qui consiste à satisfaire les « vrais » besoins uniquement : le strict nécessaire, le minimum vital.

Les Occidentaux baignent, quant à eux, tout au contraire, dans une culture qui, dès le plus jeune âge, valorise la poursuite des désirs. L’Occidental tente, sa vie durant, d’assouvir ses désirs… ce qui s’avère impossible, puisque le réel n’offre jamais rien de comparable au fantasme ! C’est pourquoi le désir est à chaque fois relancé. Ce qui se traduit, sur le plan des objets, par toujours plus d’achats, toujours plus de choses.

Si l’inconscient de l’Occidental savait parler, il dirait quelque chose comme ceci : « Lorsque je posséderai cet objet, ma vie sera, enfin, l’euphorie tant espérée ; une euphorie perpétuelle. Mais maintenant que cet objet m’appartient, je réalise, avec amertume, à quel point cette euphorie fut de courte durée… et, très vite, je reporte mon désir sur cet autre objet. » Etc., etc.

In fine, c’est donc cette frustration auto-générée — à la fois conséquence et moteur du désir — qui me conduira à acheter davantage.

En guise de conclusion, la passion pour l’objet — et celle, consubstantielle, pour l’achat — n’écarte pas de l’humain : au contraire, elle est profondément humaine.


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