Chronique de juin 2015 Fille de la postmodernité Petits jeux avec le temps (deuxième partie)

De type essentiellement névrotique, à la fin du XIXe siècle — du temps de Freud et de la psychanalyse naissante (spécialement conçue, rappelons-le, pour traiter l’hystérie : « la reine des névroses ») —, la souffrance psychique s’est faite nettement plus narcissique, de nos jours. Question d’évolution ; tant psychologique que sociologique. Or, le vécu de mal-être engendré par la composante névrotique est principalement l’angoisse (laquelle peut conduire, secondairement, à une dépressivité de type anxieux). Alors que le vécu de mal-être suscité par la composante narcissique est essentiellement la dépressivité « en creux ». Voilà pourquoi cette dépressivité, tout à fait particulière, est devenue la souffrance psychique princeps de nos sociétés occidentales postmodernes.


Cette évolution psychosociologique procède, pour une part importante, de ce qu’Élisabeth Badinter (la célèbre philosophe et féministe française) a appelé, avec emphase — dans son remarquable ouvrage, paru en 1986, L’un est l’autre  —, le Triple parricide. L’assassinat successif de trois « pères » : le Roi, Dieu et, finalement, le Père en tant que tel. Homicides commis au nom de la société moderne, d’abord, postmoderne, ensuite. Louis XVI a perdu la tête, comme chacun sait, au XVIIIe siècle. Pour beaucoup, Dieu est mort, carbonisé dans les fours crématoires des camps d’extermination nazis, au milieu du XXe siècle. Enfin, les années 1960 ont vu s’amorcer — à la suite de la commercialisation de la pilule de Pincus, notamment, bientôt suivie par l’avènement de la PMA (procréation médicalement assistée) — le déclin de la civilisation patriarcale, le déboulonnage du chef de famille.

Aujourd’hui, nous sommes plus libres, certes, mais tellement plus seuls, aussi. Nous avons voulu nous débarrasser du poids des instances interdictrices et jugeantes (loi du père), et nous ne trouvons plus, dès lors, à qui (ou à quoi) nous confronter. Nous avons rejeté les guides : nous voilà, désormais, sans repères (re-pères).

Autrefois, l’homme regardait à l’extérieur de lui-même. Il maintenait, en toute circonstance, le sacré en point de mire. Du temps de la Grèce antique, par exemple, les éphèbes étaient invités par leurs aînés à « théoriser le monde ». Le sens étymologique du mot « théoriser » est regarder Dieu. Regarder le monde, et contempler l’Esprit divin à travers lui ; car c’est ladite transcendance qui a structuré le monde tel qu’il est... et y a, sans nul doute, réservé une place spécifique pour chacun… une et une seule place  ! Ce faisant, le jeune homme disposait des repères indispensables lui permettant de chercher sa voie, de se mettre en quête de sa juste place en ce bas-monde.

Trouver sa place reste, sur Terre, la grande affaire de tout homme. Or, étant donné que ce dernier est devenu « sa propre mesure » (cf. supra), une telle entreprise s’avère, désormais, des plus délicates ¹. Voilà sans doute la raison principale pour laquelle nous sommes entrés, de ce côté-ci du globe, dans l’ère de la dépression (l’expression est de Daniel Widlöcher, le psychiatre français de renom) ! Une dépression spécifique — « en creux » —, marquée par la honte, un déficit en sens, un défaut d’intensité, une désespérante vacuité et un ennui profond. Depuis les années 1980, c’est de ce type de dépressivité ² — de ce « boring blues » — dont nous souffrons, tous, à des degrés divers… et de cette dépression dont souffrent ceux chez qui la dépressivité s’est muée en maladie.

Afin de s’extraire de ce « mou », de ce « bof », de ce « pas assez », de cette apathie, de cette asthénie, de cette lassitude, de cet aquoibonisme, de cette « fatigue d’être soi » (la formule, fameuse, est du sociologue Alain Ehrenberg) — aux prises avec un monde manquant cruellement de sens (signification et direction) —, la stratégie mentale la plus simple, et la plus économique, consiste certainement à cesser de traiter la souffrance liée au futur immédiat (une stratégie inconsciente, bien entendu). Interrompre le processus d’épaississement du temps, décrit dans la chronique du mois passé… et aller même jusqu’à désépaissir le temps !

Se démunir du sentiment de durée. Revenir au vécu primordial de mal-être engendré par l’immédiateté. Affiner le temps afin d’intensifier l’instant présent, afin de lui donner un supplément de sens, de substance, de consistance. Gripper les rouages de la mentalisation anti-angoisse. Saboter le dispositif responsable de la fabrication des objets mentaux. L’instant d’après, je serai peut-être (probablement même) déjà mort : j’ai donc grandement intérêt à vivre intensément, là, tout de suite ; à profiter, dès à présent, et le plus fort possible. « Carpe diem ! », « Seize the day ! », ordonnait le bon professeur Keating, dans Le cercle des poètes disparus (film de toute une génération, sorti en 1989, avec Robin Williams dans le rôle-titre [ironie du sort : tout comme un de ses élèves dans le film, Robin Williams a fini par se suicider, en 2014 !]). « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? », s’exclamait, encore, Ray Ventura, dans son standard d’avant-guerre.

La thèse proposée ici est, donc, la suivante : aux prises avec le vécu de dépressivité « en creux », aujourd’hui prégnant dans notre société, nos processus de mentalisation se sont progressivement, et collectivement, mis à être volontairement pro-angoisse, ce afin de devenir résolument antidépresseurs ³ !

Dans ce modèle, l’angoisse tend à devenir une souffrance de second ordre, une souffrance consentie. Une souffrance moins insupportable, construite — par épigenèse mentale 4 — sur cette autre, de nos jours crainte entre toutes : la dépressivité « en creux ».

Qu’importe l’angoisse, pourvu qu’elle diminue ma dépressivité ! voilà le nouveau crédo. Mais attention ! pas n’importe quelle angoisse : celle, hyper-aigüe, liée au rétrécissement du temps ; la mieux à même de générer, en moi, un réel sentiment d’urgence, une fougue d’exister, une insatiable passion pour la vie.


¹ Ceci constitue le fonds de commerce de toutes les thérapies dites existentielles (celles de Viktor Frankl, Fritz Perls ou encore Irvin Yalom)… et, à bien y réfléchir, de tout type de psychothérapie.

² Les sociologues ont baptisé « Génération X » les Occidentaux nés entre 1960 et 1980, porteurs, dès l’adolescence, de ce spleen particulier, de cette dépressivité fin-de-siècle/fin-de-millénaire. Laquelle s’exprime, sans détour, dans le grunge, le genre musical estampillé Génération X (le groupe Nirvana en tête, dont le leader, Kurt Cobain, s’est suicidé, à l’âge fatidique de 27 ans, d’une balle de fusil de chasse en pleine tête !)

³ Alors que la dépressivité « en creux » est synonyme de défaut de tension (le présent, et sa factualité, domine l’expérience vécue), l’angoisse est, pour sa part, synonyme d’excès de tension (la fascination pour le futur, et son cortège incertitudes, domine l’expérience vécue). L’un est donc le parfait négatif de l’autre.

4 Le processus, auto-thérapeutique, par lequel un symptôme psychopathologique se développe sur un autre, plus sévère que lui, dans le but de s’y substituer... la politique du moindre mal.


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