Chronique de novembre 2015 Posséder / Être possédé Quelques réflexions sur les objets (première partie)

Nous possédons les choses autant que les choses nous possèdent. Deux-trois petites idées sur la nature du lien qui nous unit aux objets.


Le « névrotique » tient à posséder des objets, car il ne s’autorise pas à posséder des personnes ! Seul le « pervers » se le permet. Le propre de la perversion consiste, en effet, à considérer l’autre comme un objet (le pervers n’octroie le statut de sujet qu’à lui-même). Un objet n’a ni désir ni souffrance. Il n’est là que pour satisfaire le désir de son sujet (et/ou lui permettre d’éviter une souffrance). Dans le fond, entretenir une relation forte aux objets est probablement la revanche du « névrotique » sur le « pervers » (le « névrotique » ne pouvant s’empêcher d’être fasciné par le « pervers ») ! Le « névrotique », limité par le caractère intersubjectif de la relation qui l’unit à l’autre — la prise en compte des désirs (et des souffrances) d’autrui réduit considérablement, en effet, les possibilités de satisfaction de ses propres désirs —, se rabat volontiers, dès lors, sur certains objets, et développe, à leur égard, une relation affective très investie (le névrotique obsessionnel est le champion du fait). L’objet devient donc, in fine, le substitut d’une personne.

Nous sommes possédés par les objets pour lesquels nous avons développé une passion. L’être humain, en tant qu’objet passionnel (passion amoureuse), n’a pas, en effet, le monopole de la passion ! Et cette passion pour les objets produit généralement beaucoup moins de « pathos » (racine du mot passion) que la passion amoureuse… C’est que l’objet n’est pas en mesure de dire, ou de faire, quoi que soit qui risquerait de contredire le fantasme d’accord parfait (ce que certains appellent la fusion), lequel est à la base de tout mouvement passionnel ! Avec les objets, le pathos survient plutôt durant la période qui suit immédiatement l’achat, ce que les anglophones appellent le post purchasing dissonance : la dissonance du post-achat. Cette dissonance cognitive (je ne suis plus d’accord avec moi-même, quant à la pertinence de ce choix d’objet) ne se produit, généralement, que de manière (relativement) fugace, et correspond, simplement, à la confrontation de l’objet imaginaire (objet fantasmé) avec l’objet réel. Par contre, la passion pour l’objet a tout autant vocation à s’éteindre que la passion amoureuse ! Le désenchantement est tout aussi inscrit dans le scénario, puisque le désir ne se nourrit que du manque : l’objet étant venu combler le manque, le désir n’a d’autres choix, dès lors, que de dégringoler. Le désir doit alors être relancé vers un autre manque, une autre frustration… un autre objet à convoiter.

La passion pour l’objet se manifeste également à travers les pèlerinages accomplis, partout dans le monde, dans le but de voir l’œuvre tant convoitée (la Joconde, la tour Eiffel, le Cri de Munch, les Pyramides de Gizeh… le Manneken-Pis). Ces pèlerinages répondent aux deux pulsions décrites par Freud. Pulsion « sexuelle » ,tout d’abord, le ressort poussant l’individu à réaliser un fantasme sensé lui procurer de la jouissance ; jouissance « voyeuriste » (pulsion scopique ou scopophilie), en l’occurrence : jouir de voir. Pulsion du Moi, ensuite, le ressort qui pousse l’individu à réaliser un fantasme sensé lui procurer plus d’identité ; se sentir exister davantage ayant vu l’objet si célèbre, et, surtout, ayant rejoint le groupe de personnes (club) qui ont également eu le privilège de le voir (groupe d’appartenance). Plus ce groupe sera petit (happy few), plus le sentiment d’exister sera grand…


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