chronique de mars 2024 Le cauchemar à la Renaissance (Rencontre d’un drôle de type, partie 3)

La Renaissance voit (ré)apparaître — sotto voce — une vision plus rationnelle du cauchemar.


Le mois passé, nous avions vu qu’au Moyen-Âge, la doctrine chrétienne allait envisager le cauchemar sous l’angle de la rencontre sexuelle, à visée essentiellement procréatrice, entre le diable (prenant la forme d’un incube ou d’une succube) et un(e) mortel(le) endormi(e). Et que les rejetons de ces unions non consenties étaient destinés à venir grossir les rangs des sorcières et autres suppôts de Satan.

Il est fort tentant, bien sûr, de rapprocher ce mythe satanique du cauchemar de celui — slave (le mot est originaire de Serbie, et non de Roumanie, comme on le pense généralement) — du vampire… la morsure, symbolisée par le sang jaillissant, jouant, dès lors, le rôle du sperme. On y retrouve la même structure arborescente de la contamination (à un détail près) : chaque dormeur attaqué par une créature devient, lui-même, une créature, laquelle s’attaquera, à son tour, à d’autres dormeurs (les vampires n’ayant pas de progéniture, ils doivent se charger, eux-mêmes, de la contamination).

À la Renaissance, en marge du paradigme prégnant de l’être maléfique, certains esprits éclairés commencent à (ré)attribuer aux cauchemars des causes plus internes au dormeur : des troubles physiques et/ou psychiques. Le docteur André Du Laurens (médecin de Marie de Médicis, puis d’Henri IV) — et ce, en totale conformité avec les préceptes d’Hippocrate et d’Aristote, lesquels voyaient dans les cauchemars les prodromes de maladies à venir — écrit que « la cause des cauchemars se rapporte à la propriété de l’humeur : comme le flegmatique [qui souffre d’un excès de lymphe] songe un ravage d’eau, et le colérique [qui souffre d’un trop-plein de bile jaune] un embrasement et des batailles, le mélancolique [qui souffre d’un surplus de bile noire, l’atrabile] ne songe que de morts, de sépulcres et toutes choses funestes ». Du reste, rien n’empêchent humeurs et diableries de s’accorder en un syncrétisme de bon aloi. La mélancolie (l’état « atrabilaire ») offrirait ainsi au diable la proie parfaite, le songe idéal, elle lui « préparerait son bain », selon l’expression consacrée (melancholia balneum diaboli). Ce serait là le sort des sorcières. Elles souffriraient initialement d’un trouble humoral responsable d’un état dépressif, ce dernier les rendant plus réceptives aux cauchemars inspirés par le diable. Il conviendrait, dès lors, de les guérir, plutôt que de les mettre au supplice ! C’est précisément la position défendue par Montaigne, dans ses Essais (livre III), en 1595 : « Je leur eusse plutôt ordonné de l’hellébore que de la ciguë » (l’hellébore, on s’en doute, était réputée soigner la dépression).

Ainsi donc, comme l’a montré Jacques le Goff dans L’imaginaire médiéval, en 1985 : en marge du modèle surnaturel (largement dominant), la Renaissance commence, timidement, à situer le rêve (et, par transitivité, le cauchemar) dans une dimension plus psychologique (donc plus individuelle). La peinture de cette époque traduit bien ce déplacement, très progressif, du projecteur — une lente humanisation du rêve —, ainsi qu’en témoignent certaines œuvres de Michel-Ange, du Tintoret, de Bosch… et, bien sûr, de Dürer.

Il faudra néanmoins attendre le XIXe siècle pour que les dictionnaires de médecine en langue française remplacent le terme d’incube par celui de cauchemar (à la suite de Louis Dubosquet, médecin à l’Hôpital de la Salpêtrière, à Paris, qui l’avait fait, en 1815, dans sa thèse de médecine intitulée Dissertation sur le cauchemar).

Il est intéressant de noter que dans les modèles onirologiques, c.-à-d. scientifiques, lesquels apparaitront dès la fin du XIXe siècle, le cauchemar conservera toujours le souci de son rang. Il ne sera plus ce « drôle de type », ce sinistre individu que l’on croise au détour de son sommeil, mais il ne goûtera pas davantage d’être confondu avec la plèbe onirique !


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