Chronique d’octobre 2023 Avoir et faire (Voir son rêve, partie 3)

Forts de ces considérations tant psycholinguistiques que constructivistes, revenons au rêve, à présent.


Un francophone dira volontiers qu’il a fait un rêve (comme dans la pièce de Sacha Guitry, Faisons un rêve [où de rêve, d’ailleurs, il n’est nullement question]), alors qu’un anglophone confiera plutôt en avoir eu un (comme dans le fameux discours de Martin Luther King : « I had a dream… » [Ik had een droom, dans la langue de Vondel]). Différence de forme, certes, mais aussi — et surtout — de fond, Car faire est un verbe actif, bien sûr, et, disons, « centrifuge » (il part du sujet pour aller vers le monde extérieur), alors qu’avoir est un verbe passif et « centripète » (il renvoie au sujet, et même, dans le cas du rêve, au cœur même de son intériorité).

La psychopathologie offre une belle illustration de l’impact contrasté de l’utilisation des verbes avoir et faire sur la santé mentale. En anglais, on fait une dépression, alors qu’en français, on a une dépression… ou pire : on est dépressif ! Au-delà de la curiosité linguistique, l’anglophone aura plus de chances de recouvrer rapidement la santé ! Et ce, grâce à sa langue natale : puisqu’il se représente le trouble dont il souffre comme l’ayant fait, il se pensera davantage en mesure de le défaire… et, par conséquent, de s’en défaire. Alors que l’infortuné francophone a une dépression, comme on a un nez disgracieux : c’est comme ça, il ne peut rien y faire, il peut juste attendre que ça passe… ou bien se résigner. Et que dire de cet autre francophone — encore plus à plaindre — qui est dépressif, sinon qu’une si navrante identité mérite toute notre compassion¹.

Contrairement à la dépression, qui était faite par lui, le rêve s’impose, donc, à l’anglophone. Ce dernier a un rêve, comme on a une idée : un objet mental surgissant d’on ne sait où, ni pourquoi. Le rêve émerge d’une partie particulièrement intime de soi-même, de ces profondeurs mystérieuses baptisées Inconscient par les uns (tout qui se réclame du modèle psychanalytique) et Zone chaude postérieure par les autres (tout qui se réclame des neurosciences). Il traduit quelque chose de cette face cachée de soi-même… et il faut faire avec.

En revanche, le rêve est fait — c’est-à-dire fabriqué — par le francophone. En bon artisan, ce dernier est parvenu à transformer l’ébauchon initial en une œuvre onirique complexe. Il y a de l’intentionnalité et de la maîtrise, dans ce faire. Il y a aussi le refus du mystère et la peur de perdre le contrôle… des fois que le sommeil de la raison se mettait à engendrer quelque monstre !


¹Cet effet pragmatique du langage a, bien entendu, des répercussions considérables sur la pratique de la psychothérapie. L’impact opéré par les mots choisis par le thérapeute sur la santé mentale de ses patients — la rhétorique thérapeutique (ou encore le langage du changement, pour reprendre la jolie expression de Paul Watzlawick) — a été particulièrement bien étudié par Milton H. Erickson (dans le champ de l’hypnose) ainsi que par les fondateurs de l’École de Palo Alto (Paul Watzlawick en tête, dans le cadre, notamment, de la « logique de la communication » et de la « thérapie systémique brève centrée sur le problème »), lesquels se sont attelés à transposer les interventions hypnothérapeutiques du maître de Phoenix dans la pratique de la thérapie familiale.


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